Les grenouilles arboricoles du Pacifique, qui vivent dans le nord-ouest américain, se disputent la largeur de bande acoustique aussi bien sur la fréquence que sur la plage horaire : l'une coasse, suivie immédiatement par une autre dans un registre plus aigu. J'ai trouvé en Afrique, au Kenya notamment, des paysages sonores extrêmement bien ordonnés comme le montrait l'analyse des spectrogrammes : les insectes tissaient la toile de fond, chaque espèce d'oiseau marquait son territoire acoustique, les grands félins occupaient d'autres niches à l'instar des serpents ou des singes.
Vos recherches remontent aux années 1960. Comment se porte aujourd'hui le grand orchestre animal ?
J'ai enregistré plus de 15 000 sons d'espèces animales et plus de 4 500 heures d'ambiance naturelle. La triste vérité est que près de 50 % des habitats figurant dans mes archives récoltées au cours de ces quarante-cinq dernières années sont désormais si gravement dégradés que beaucoup de ces paysages sonores naturels, naguère si riches, ne peuvent plus être entendus aujourd'hui, même approximativement, sous leur forme d'origine.
Les sons ont-ils disparu ou la cacophonie humaine fait-elle qu'on ne parvient plus à les entendre ?
Les deux. L'extraction minière, l'exploitation forestière, l'étalement urbain, et la pollution qui en résulte, réduisent la superficie des habitats sauvages. De même, en noyant les sons naturels de la biophonie et de la géophonie (les sons provenant d'éléments naturels tels que le vent, l'eau, la pluie et les mouvements du sol) sous notre cacophonie, nous perturbons ou détruisons la nature elle-même.
Certains animaux, comme les insectes, sont plus touchés que d'autres. Dans les forêts tropicales, les prédateurs tentent de s'adapter car il leur est plus difficile d'entendre leurs proies. Le bruit humain peut aussi affaiblir le système immunitaire des mammifères et des poissons, réduisant leur résistance à la maladie, résultat physiologique naturel des taux élevés d'hormone de stress. Dans les cas les plus graves, lorsque les seuils de tolérance sont dépassés, il peut être fatal. De nombreuses espèces de baleines et de phoques s'échouent d'elles-mêmes pour mourir.
Il y a près de cinquante ans, mes parents nous avaient emmenés, ma soeur et moi, en vacances dans le parc national de Yellowstone, près d'une large vallée couverte de neige, à l'abri de tout parasitage humain. Le calme était ponctué par les vocalisations des corbeaux, des geais, des pies, des alouettes hausse-col et des élans. Je me souviens encore du murmure des ruisseaux et de la brise légère qui soufflait dans la cime des conifères. Je suis retourné au même endroit en 2002. La magie avait disparu, anéantie par les bruits de moteur et le smog.
Comment lutter contre cette mise à mal du grand orchestre de la nature ?
Le mieux serait de ne plus toucher à rien et de mettre un terme à la consommation effrénée de produits dont personne n'a véritablement besoin. Je plaide aussi pour une "écologie du paysage sonore" qui permettrait de mieux appréhender le phénomène.
Bryan Pijanowski et son équipe de Purdue University (Indiana) et d'autres, à Michigan State University, sous l'impulsion de Stuart Gage, ont été parmi les premiers scientifiques à reconnaître l'intérêt d'étudier les paysages sonores naturels holistiques plutôt que de simples enregistrements de chaque espèce.
Ces méthodes anciennes se limitaient à la capture fragmentaire des appels et chants d'espèces individuelles, essentiellement des oiseaux. Plus tard, ces techniques ont été élargies aux grenouilles et aux mammifères. De mon point de vue, elles revenaient à tenter de comprendre la Cinquième Symphonie de Beethoven en isolant la voix d'un seul violon sans entendre le reste de l'orchestre.
L'écologie du paysage sonore se révèle, elle, un excellent outil diagnostique pour évaluer l'état de santé des divers habitats naturels et mesurer, entre autres, l'impact d'événements tels que le réchauffement climatique.
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